dimanche 20 mars 2011

Biogée

Le philosophe Michel Serres a inventé le terme de Biogée pour désigner la Vie et la Terre comme un tout indissociable. Aux temps où l'Homme luttait pour survivre à la surface de la Terre, celui-ci devait impérativement prendre en compte les contraintes naturelles s'il voulait rester en vie et perpétuer l'espèce. Peu à peu, l'emprise de l'Homme s'est étendue ; la technologie aidant, il a finalement cru pouvoir façonner la Terre et la nature comme bon lui semblait afin d'accroitre son confort et trouver les ressources nécessaires à son développement.  Nous sommes maintenant rendu à un point où l'Homme a un impact majeur sur son environnement et est capable de modifier celui-ci dans des proportions telles qu'il peut mettre sa propre espèce en danger.  Conscient de cet état de fait, Michel Serres propose un changement radical dans la façon dont est géré le monde en donnant un statut particulier à la Biogée qui devrait être systématiquement partie prenante dans toutes les discussions et négociations conduisant à des décisions ayant des répercussions à l'échelle de la planète.

Plus l'Homme s'est développé, plus il a été convaincu qu'il pouvait faire plier son environnement : débauche d'énergie pour vivre à température constante quelque soit le lieu ou la saison - rejet massif de gaz à effet de serre dans l'atmosphère - arasement de montagnes - détournement de fleuve - lutte contre la gravité afin de conquérir l'espace - les exemples sont innombrables. Et pourtant... plus l'Homme a cru maitriser son environnement  et plus il s'est affaibli. Pour s'en convaincre, il suffit de se remémorer quelques évènements récents :

L'éruption de l'Eyjafjallajökull en Islande n'était pas un cataclysme majeur, et pourtant le trafic aérien d'une bonne partie de l'Europe a été interrompu, des milliers de personnes sont restées coincées à l'étranger dans l'impossibilité de rentrer chez eux et de reprendre leur travail.

Cet hiver, la vague de froid sur l'Europe a également bloqué le trafic aérien pendant des jours entiers. Les représentants du gouvernement français ont dû prendre la parole dans les médias pour expliquer la paralysie des transports. Le bon peuple s'est indigné de l'imprévoyance des aéroports qui n'avaient soit disant plus de produit dégivrant.

Et dans environ 2 ans, le Soleil attendra le maximum de son cycle d'activité de 11 ans ; nous savons parfaitement qu'une éruption solaire un tant soit peu importante a la capacité de mettre à terre le réseau de distribution électrique et les systèmes de communication d'une bonne partie du monde. On imagine aisément l'impact sur l'économie mondiale. Qui s'en préoccupe ?

Beaucoup plus dramatique, le tremblement de terre suivi du tsunami au Japon, après avoir rayé de la carte des villes entières et fait des dizaines de milliers de morts, est en passe de faire vaciller la troisième économie mondiale. Qui aurait pu croire que le Japon dont les buildings ont bien résisté à un tremblement de terre monstrueux serait terrassé par un tsunami dont la puissance dépasse l'entendement ?  Plus d'électricité, des bâtiments ébranlés et au-delà du drame humain, ce sont les entreprises de plus hautes technologies qui sont arrêtées et ne peuvent plus produire les composants que le monde moderne a rendu indispensables (pensez donc : la production de l'Ipad 2 en est affectée !). Les bourses plongent, l'économie mondiale est perturbée et à ce jour on ne sait pas jusqu'où cela ira.

Probablement encore plus important que l'impact économique, le monde moderne vient soudain de réaliser que l'énergie nucléaire, conquête de l'esprit humain sur la matière, produit du génie des plus grands cerveaux du XXe siècle, peut conduire à une catastrophe qu'aucun être humain ne peut arrêter. Car  n'en doutons pas, même si la catastrophe est évitée de justesse, la preuve flagrante sera faite qu'une centrale peut potentiellement diverger et conduire à un accident nucléaire majeur même dans un pays à la pointe de la technologie. Les images de ces hélicoptères, moustiques tournoyant au dessus des réacteurs et larguant quelques "seaux d'eau"  pour tenter de refroidir les éléments de combustible nucléaire avaient quelque chose de dérisoire et de poignant à la fois. Le tsunami au Japon marque un tournant, une rupture dans le processus d'Humanité. On ne reviendra pas en arrière, le monde ne sera plus comme avant.

Après cela, qui peut prétendre qu'il est à l'abri ? Quel pays industrialisé peut oser affirmer maintenant que ses installations sont sures ? Séisme et probablement raz de marée attendus en Californie, désastre climatique, réveil du volcan géant de Yellowstone, impact d'une météorite un tant soit peu massive ...   Et pourtant, ce ne sont que quelques soubresauts. Le Japon s'est déplacé de 2,40 m parait-il, la belle affaire ! L'axe de rotation de la Terre aurait bougé, et alors ? La Terre s'en moque, elle n'en gardera qu'une infime cicatrice au fond de la mer. Et nous, Humains ? Qu'avons-nous appris ? Biogée a parlé, ce n'était qu'un grognement, un vague murmure, une infime protestation… L'avons-nous entendue ?

Nous n'avons plus le choix, il faudra bien accepter le fait  qu'on ne peut pas mettre les Hommes d'un côté et la Nature de l'autre ; nous faisons partie d'un tout et notre développement ne peut s'envisager qu'en harmonie avec notre environnement. Comme le dit Michel Serres, il est temps d'instaurer un dialogue à trois en donnant la parole à la Biogée. Il faut changer radicalement les modes de décisions,  rejeter les approches politiques au sens électoraliste et étriqué du terme et passer à une vision réellement mondiale, et surtout axée sur le long terme.

Le désastre japonais pose clairement le problème de l'énergie issue de la fission nucléaire, par extension cela pose également le problème des énergies non renouvelables et par extension encore celui des énergies fossiles et du réchauffement climatique. Le problème est bien entendu global, malheureusement la réponse des pays industrialisés a jusqu'à présent été locale et à courte vue. La situation a même empiré puisque l'énergie qui a été pendant longtemps une problématique gérée au niveau des états est en train de basculer vers le monde privé avec une logique économique.

Il faut maintenant penser le problème différemment, mettre en place une vraie politique d'énergie durable basée sur un plan à très long terme. Il est absurde de décréter vouloir "sortir du nucléaire" sans proposer d'alternative crédible et sans prendre en compte le développement technologique sur au moins 50 ans (un millénaire ?). La production et la gestion de l'énergie devrait être mondiale et surtout ne pas être dictée par une logique de profits financiers. La complémentarité entre les pays disposant de ressources hydroélectriques, solaires, éoliennes... est certainement une piste à explorer, mais il faudrait pour cela accepter d'abattre quelques frontières pour qu'un petit pays comme le Japon puisse en disposer sans craindre de se mettre à la merci d'intérêts financiers. La recherche de nouvelles sources d'énergie doit aussi être la priorité ; après tout, l'énergie est partout, le problème n'est "que" de trouver comment la transformer, l'exploiter et l'intégrer harmonieusement à la Biogée.

3 commentaires:

  1. "Le tsunami au Japon marque un tournant, une rupture dans le processus d'Humanité. On ne reviendra pas en arrière, le monde ne sera plus comme avant."

    On aurait pu dire presque la même chose à l'époque de Tchernobyl et pourtant avons nous tiré les leçons de cette catastrophe ? j'en suis pas sur....

    RépondreSupprimer
  2. Salut Chris.

    Je pense que Tchernobyl et Fukushima se passent dans un contexte complètement différent.

    L'accident de Tchernobyl résulte d'une mauvaise manipulation dans des conditions de fonctionnement anormale du réacteur.
    Fukushima résulte d'une catastrophe naturelle sur un réacteur en fonctionnement nominal.

    Les conditions de sécurité et de maintenance de la centrale de Tchernobyl étaient perçues comme étant très mauvaise. les soviétiques ayant la réputation de ne pas se préoccuper de sécurité.
    A Fukushima, il y a peut-être eu des dysfonctionnements, mais globalement la sécurité était assurée.

    Le Japon est la troisième puissance économique du monde, c'est un emblème du monde capitaliste qui pour la première fois réalise qu'il n'est pas à l'abri de ce type de catastrophe.

    En caricaturant, je pense que beaucoup de gens pensent (sans doute à tord) que la catastrophe de Tchernobyl est le reflet d'une société en décomposition alors que celle de Fukushima démontre que ce type de problème peut frapper n'importe quel pays moderne.

    C'est pour cela que je suis convaincu que Fukushima marque une rupture et va avoir une influence majeure sur la société.

    RépondreSupprimer
  3. J'espère que tu as raison mais je te cache pas que lorsque je vois les déclarations des gouvernements (France, Allemagne, Suisse) sur le sujet, je suis assez pessimiste ....

    RépondreSupprimer