jeudi 14 octobre 2010

Au temps où les ordinateurs balbutiaient ou l'étrange histoire de M. Klein

On a tendance à l'oublier, tant l'électronique et l'informatique sont omniprésents dans le monde actuel, mais il fut un temps, pas très éloigné d'ailleurs, où les calculs se faisaient à la main, de tête ou à la rigueur avec des calculateurs très sommaires. 

Je me souviens très bien de mon Papa dans les années 65-68, économe dans un grand centre hospitalier qui faisait des comptes avec la petite machine mécanique "Curta" présentée sur la photo ci-contre. Papa a toujours été à la pointe du progrès, mais dû attendre 1973 ou 1974 pour avoir sa première calculatrice électronique de poche, une HP 45 je crois.

En physique, qu'elle soit expérimentale ou théorique, on a bien du mal à imaginer que tant d'avancées aient pu être faites sans machine à calculer, avec la seule aide de la règle à calcul et des tables de logarithmes. Et pourtant les grandes révolutions de la physique, la relativité restreinte et générale, la mécanique quantique, la théorie des champs ont été élaborées et mises en application bien avant l'avènement de l'informatique.

Le CERN, installa son premier ordinateur en 1958, il s'agissait d'un énorme Ferranti Mercury ayant un temps de cycle (temps nécessaire pour effectuer une instruction élémentaire) de 60 microsecondes et une mémoire de masse d'un peu plus de 130 0 00 mots de 20 bits ; même pas de quoi stocker une unique photo d'un appareil photo numérique bas de gamme ! La programmation d'un tel système était loin d'être aisée et ne pouvait être entreprise que par des spécialistes. Impossible donc pour un physicien standard d'utiliser directement la machine.
L'ordinateur Ferranti Mercury du CERN (copyright CERN)
Cette même année 1958, suite à un concours de circonstances, peut-être favorisé par la concordance de nationalité des deux personnes, le directeur du CERN de l'époque: C.J. Bakker rencontra Wim Klein, un calculateur prodige qui avait exercé dans le milieu du music hall et lui proposa de l'embaucher. Celui-ci accepta et devint une sorte d'ordinateur humain au service de la physique des particules. 
Wim Klein en action (Copyright CERN)
Il travaillait au côté des théoriciens et calculait les expressions mathématiques issues de leurs recherches. Son raisonnement permettait également de mieux programmer les ordinateurs en orientant les méthodes de programmation des informaticiens.  Jusque vers 1965, il fit jeu égal avec les ordinateurs du CERN, certains physiciens préférant souvent le contact humain avec Wim Klein à la complexité froide des machines. Après 1965, l'informatique devenant plus puissante et plus conviviale, son rôle scientifique déclina, mais il était devenu une icône et resta au CERN où il intervenait auprès des jeunes ainsi que lors de démonstrations publiques qui attiraient beaucoup de monde. Il quitta finalement le CERN en 1974 pour retourner vivre aux Pays Bas.

Au summum de son entrainement Wim Klein réussit à extraire de tête la racine 73ème d'un nombre de 500 chiffres, en 2 minutes et 9 secondes. Durant son intense réflexion,  il marmonnait en hollandais ce qui l'aidait à se concentrer.

Wim Klein fut assassiné chez lui en 1986, l'affaire ne fut jamais élucidée.


Le lien suivant pointe vers le film de la toute dernière exhibition de Wim Klein lorsqu'il quitta le CERN: http://cdsweb.cern.ch/record/422552

samedi 2 octobre 2010

Monsieur Charpak

Georges Charpak est l'inventeur d'un système extrêmement astucieux permettant de détecter et de reconstruire le passage d'une particule chargée dans un milieu gazeux. Le détecteur dont la dénomination la plus simple est "chambre à fils" est une enceinte remplie de gaz et dans laquelle sont tendus des fils très fins et portés à une haute tension (1500 à 2500 Volts). Lorsqu'une particule possédant une charge électrique traverse le gaz, elle ionise celui-ci, c'est-à-dire qu'elle arrache des électrons aux atomes. Les électrons chargés négativement sont attirés par les fils portés à une tension positive, on dit qu'ils dérivent. En arrivant à proximité des fils les électrons vont ressentir un champ électrique intense qui va provoquer leur multiplication. Cette avalanche  d'électron est captée par le fil sous la forme d'un courant électrique  de faible intensité, mais parfaitement détectable par un système électronique adapté. En choisissant correctement le mélange de gaz, le diamètre des fils, la tension électrique et l'électronique, la chambre à fils est capable de donner des informations qui permettront de caractériser la particule incidente et surtout de reconstruire sa trajectoire.

Ce détecteur a littéralement révolutionné les techniques expérimentales en physique des particules. Avant son invention, on utilisait des chambres à bulles dans lesquelles on photographiait de minuscules bulles provoquées par le passage des particules dans un liquide maintenu dans un état métastable. On arrivait, au mieux,  à prendre quelques photos par seconde et les traces de ses particules devaient être mesurées manuellement par une armée de techniciennes entrainées (les "scanneuses"). La chambre à fil permet de mesurer des flux de plusieurs milliers de particules par seconde et de reconstruire les traces informatiquement. Une partie des éléments constituant les grands détecteurs installés sur le LHC sont les successeurs directs des chambres de Charpak.

La photographie ci-contre montre la grande chambre à fils de l'expérience BaBar lors de sa construction. On distingue les milliers de fils fins comme des cheveux et recouverts d'une pellicule d'Or.


En dehors de la recherche fondamentale, la chambre à fils a de très nombreuses applications, notamment pour l'imagerie médicale, domaine dans lequel Georges Charpak s'est énormément investi à la fin de sa carrière.


Georges Charpak, en plus d'être un instrumentaliste génial, avait compris que la science devait être au service de la société au travers de l'éducation. De ses voyages aux USA et de son amitié avec le physicien  Leon Lederman, il a rapporté en France une méthode d'apprentissage de la démarche scientifique basée sur l'expérimentation. "La main à la pâte" a été et reste un grand succès dans les écoles. Avec ses livres et ses prises de positions publiques, il a contribué à faire reculer le charlatanisme en montrant à quel point il est important de développer un esprit critique. Ne jamais se fier aux apparences, ne pas gober tout cru tout ce qui est présenté avec un vernis pseudo-scientifique, faire preuve de sens critique...

Moins connu est le fait que Georges Charpak a contribué à développer des échanges entre la Colombie et la France, nombre de jeunes ingénieurs colombiens sont venus passer une période en France dans les meilleurs laboratoires, quelques uns sont restés, d'autres sont repartis en Colombie et ont contribué au développement technique du pays. Son attache avec la Colombie était liée à sa fille Nathalie, pédiatre installée à Bogota qui a développé la technique dites du "Peau à Peau" qui permet de maintenir en vie un bébé prématuré en le plaçant tout contre sa mère (ou son père) dans les pays qui ne disposent pas de couveuses. Avec l'imagerie médicale et le peau à peau, nul doute que la famille Charpak a contribué à sauver bien des vies.

Contrairement à ce qui est écrit dans le livre de Dan Brown "Anges et Démon", Georges Chapak ne jouait pas au Frisbee sur les pelouses du CERN, mais il ya quelques années on croisait souvent sa chevelure toute blanche et ses yeux bien bleus à la cafétéria.

Ma fille rigolait en lisant que Georges Charpak avait dit que "la physique des hautes énergies devait beaucoup au scotch". J'atteste de la véracité de cette affirmation. Les rouleaux de gros scotch noir plastifié sont omniprésents dans les expériences. Ils servent aussi bien à rendre  les détecteurs étanches à la lumière, qu'à fixer tous les éléments que l'on assemble dans la précipitation au milieu de la nuit quand le temps de faisceau est compté.
Monsieur Charpak vous étiez un grand homme, au propre comme au figuré, merci de saluer Pierre et Marie de ma part lorsque vous les rencontrerez.