dimanche 27 mai 2012

Les neutrinos de Daya Bay

Il s'agit pourtant d'une avancée majeure dans la physique des neutrinos, mais curieusement cette découverte est passée plutôt inaperçue en dehors de la communauté des physiciens des particules. La mesure en question a été réalisée au sein d'une collaboration  essentiellement sino-américaine et sur un appareillage installé à proximité des centrales nucléaires de Daya Bay et de Ling Ao au sud-est de la Chine, non loin de Hong-Kong.
Le site de la centrale nucléaire de Daya Bay
Afin de comprendre le résultat obtenu par l'expérience Daya Bay, il faut commencer par revenir au mécanisme d'oscillations des neutrinos qui est un phénomène purement quantique anticipé  sur les neutrinos depuis fort longtemps et finalement mis en évidence en 1998 par l'expérience japonaise Super-Kamiokande. La compréhension du phénomène - comme souvent dans le monde quantique - requière de faire abstraction du sens commun et d'accepter le fait que le comportement des corpuscules puissent être régi par des lois physiques dont nous ne voyons quasiment aucun effet à notre échelle.

Au niveau physique, les neutrinos peuvent être caractérisés soit par leurs interactions avec les autres particules (interactions faibles) soit par leur masse. Si on raisonne sur les interactions,  on observe que les neutrinos peuvent être créés ou bien interagir sous trois formes différentes, on parle alors de neutrinos électrons, neutrinos  muons ou neutrinos taus, c'est ce que l'on appelle les états propres de saveur. Un neutrino électron qui interagit avec la matière va produire un électron, un neutrino muon va produire un muon et un neutrino tau un tau.

Par contre, lorsqu'ils se propagent dans l'espace il faut prendre en compte une autre représentation des neutrinos faisant intervenir leurs  états propres de masse notés n1, n2 et n3

Les états propres de masses et états propres de saveurs sont liés. Les états propres de saveur sont des combinaisons linéaires des états propres de masse et inversement. On passe d'une représentation à une autre par l'intermédiaire d'une matrice de mélange nommée PMNS, pour Pontecorvo, Maki, Nakagawa, Sakata du nom des théoriciens qui l'ont proposée.

Par exemple, la désintégration d'un pion chargé positivement va créer un anti-muon et  un neutrino muon (état propre de saveur). Ce dernier est une superposition quantique des trois états propres de masse,  n1, n2 et n3. Les états propres de masse se propagent dans l'espace à des vitesses légèrement différentes les uns des autres (le plus léger allant le plus vite et le plus lourd allant le moins vite). Il ne faut pas se représenter la propagation des neutrinos comme celle de corpuscules,  mais plutôt  imaginer la propagation de trois paquets d'ondes.  Ces paquets d'ondes interfèrent entre eux et en raison de leur différence de vitesse de propagation, l'interférence se modifie au cours du temps, favorisant ainsi l'apparition de neutrinos d'une nouvelle saveur au détriment de la saveur initiale. Un neutrino produit avec une saveur "électron", va avoir une certaine probabilité de se matérialiser avec la saveur  "muon" ou bien la saveur "tau" après une certaine distance de propagation.

Il faut bien comprendre qu'il n'y a pas changement de masse au cours du déplacement car cela violerait le principe de conservation de l'énergie, mais il y a changement du mélange entre les états propres de masse et donc changement de saveur. C'est ce qu'on appelle le phénomène d'oscillation des neutrinos. Pour des paramètres fondamentaux de la physique des neutrinos fixés et pour une énergie donnée, il est possible de calculer la probabilité d'oscillation d'une saveur vers une autre en fonction de la distance à la source de neutrinos.

Les probabilités de transition d'une saveur de neutrino vers une autre dépendent essentiellement des différences des carrés des masses des états propres de masse, et de trois paramètres de mélange caractérisés par des angles provenant de la matrice PMNS mentionnée plus haut. En toute rigueur ces probabilités dépendent aussi d'une phase caractéristique de l'asymétrie entre matière et antimatière dans le domaine des neutrinos (violation de la symétrie CP), mais son effet bien que fondamental du point de vue de la physique, reste faible et n'intervient pour l'instant pas dans les mesures réalisées actuellement. Il faut noter que l'existence du phénomène d'oscillation implique que la masse des neutrinos est non nulle.

Depuis la mise en évidence du phénomène en 1998, les physiciens tentent de mesurer les paramètres fondamentaux des oscillations  en utilisant  diverses sources de neutrinos :
  • Les neutrinos provenant du soleil,  qui dès la fin des années 60 ont fourni les toutes premières indications de l'existence d'un déficit qui se révèlera par la suite être dû au phénomène d'oscillation.
  • Les neutrinos atmosphériques issus de l'interaction des rayons cosmiques dans l'atmosphère. C'est en 1998, en analysant les interactions des neutrinos atmosphériques que l'expérience japonaise SuperKamiokande mis en évidence de manière non ambiguë le phénomène d'oscillation des neutrinos.
  • Les neutrinos issus des accélérateurs de particules, qui permettent d'envoyer un faisceau de neutrinos bien défini spatialement, énergétiquement et temporellement vers des détecteurs situés à de longues distances.
  • Les neutrinos issus des réacteurs nucléaires, permettent de disposer de très grandes quantités d'antineutrinos électroniques issus des réactions de fissions à l'intérieur du cœur du réacteur.

Parmi les paramètres de la matrice PMNS, certains ont été relativement bien mesurés par les différentes expériences utilisant les sources de neutrinos présentées ci-dessus : 
  • les différences des carrés des masses sont bien connues, il reste toutefois à mesurer le signe de la différence pour le  n2 et le n3  (équivalente à la différence des carrés des masses du net du n3 ) pour déterminer si la hiérarchie de masse est naturelle ou inversée.
  • Les angles de mélanges Q12 et Q23 sont également relativement bien connus et il reste à déterminer l'angle Q13 qui rajoute une modulation rapide sur le signal principal d'oscillation.
La connaissance de Q13 est particulièrement importante pour compléter la compréhension du phénomène d'oscillation, une valeur trop faible ruinerait la possibilité de mesurer la phase CP de la matrice PMNS, sorte de Graal de la physique des neutrinos qui contient peut-être la clé pour comprendre l'asymétrie matière antimatière dans l'Univers.

Plusieurs expériences ont été conçues pour mesurer Q13 :
  • Double Chooz à proximité du réacteur nucléaire de Chooz dans les Ardennes.
  • T2K au Japon, est une expérience utilisant faisceau de neutrinos fabriqués au complexe d'accélérateur de Tokai et détectés dans la mine de Kamioka à 295 km de là.
  • RENO en Corée du Sud est également une expérience exploitant les antineutrinos provenant d'une centrale nucléaire.
  • Daya Bay en Chine, utilisant aussi les antineutrinos issus de réacteurs.
Il s'agit d'expériences dites de "disparition", c'est à dire qu'elles cherchent à mettre en évidence une diminution du flux de neutrinos en fonction de la distance à la source. Cette diminution du flux étant la manifestation du phénomène d'oscillation.
Double Chooz a publié récemment une première indication pour une valeur de  Q13 relativement grande, mais toutefois pas statistiquement incompatible avec zéro. C'est finalement Daya Bay qui a publié pour la première fois un résultat montrant sans ambiguïté que  Q13 est non nul : sin22 Q13 = 0.092 ± 0.016 (stat) ± 0.005 (sys) et plus grand que ce que l'on pensait.

Les physiciens chinois ont été extrêmement rapides pour concevoir, mettre en œuvre et exploiter cette expérience complexe et des moyens financiers très importants ont pour cela, été mobilisés. A mon sens ce résultat de premier ordre, marque un tournant dans la physique mondiale et montre que la physique expérimentale chinoise a pleinement atteint sa maturité.
L'un des éléments de détection de l'expérience Daya Bay
Extrait d'une présentation de Yifang Wang (IHEP Beijing)
La grande conférence annuelle mondiale sur les neutrinos aura lieu à Kyoto dans une semaine, nul doute qu'il y sera présenté de nouveaux résultats passionnants qui permettront d'avancer un peu plus dans la compréhension de cette famille de particules fascinantes qui étonne régulièrement les physiciens depuis que Wolfgang Pauli a postulé son existence en 1930.

jeudi 17 mai 2012

Adlène Hicheur - Libre !

Mardi 15 mai dans la soirée, Adlène Hicheur à été libéré. Il a choisi de ne pas faire appel, car la procédure l'aurait probablement maintenu en détention pendant de nombreux mois supplémentaires. Curieux choix qu'offre la justice, entre retrouver la liberté après 31 mois de détention ou bien "choisir" de rester en prison pour faire appel d'une décision injuste.

En tout cas, on voit bien que la peine prononcée était tout juste "calibrée" pour faire en sorte de couvrir une détention provisoire anormalement longue tout en permettant une libération quasi immédiate.

La libération d'Adlène Hicheur coïncide avec l'arrivée d'un nouveau gouvernement, d'un nouveau Ministre de l'Intérieur et d'un nouveau Garde des Sceaux. Faut-il y voir un signe ? Je le souhaite.

Bonne route Adlène !


Dominique Boutigny

samedi 5 mai 2012

Adlène Hicheur - Verdict !


Vendredi 4 mai un peu avant 13h30, pas mal de monde se groupait devant l'entrée de la 14ème chambre correctionnelle du palais de justice de Paris pour écouter l'énoncé du verdict du procès d'Adlène Hicheur. Beaucoup de journalistes étaient présents, un peu moins de monde toutefois du côté des comités de soutien que lors des audiences des 29 et 30 mars. On notait aussi la présence des "gars de Tarnac" qui, quelques jours avant, avaient justement cosignés  une tribune libre dans Le Monde intitulée "Non au délit de pré-terrorisme".

L'énoncé du verdict n'a duré que quelques minutes, la Présidente Rebeyrotte ne s'est pas donné la peine de parler dans le micro et a très rapidement marmonné qu'Adlène Hicheur était coupable du délit de "participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme" et qu'en conséquence il était condamné à cinq ans d'emprisonnement dont un an avec sursis, qu'il était maintenu en détention et que l'ensemble des scellés seraient saisis (comprendre: confiscation du matériel informatique et des 15 000 € d'argent liquide trouvés au moment de l'arrestation). Après avoir expliqué en trente seconde ce que signifiait l'année de sursis sur le plan pénal, la Présidente a quitté très rapidement la salle d'audience. L'assistance s'est alors figée un instant, attendant que quelque chose se passe... certains ont demandé à leur voisin de répéter ce que la Présidente avait dit car ils n'avaient pas réussi à entendre son marmonage. L'un des membres du comité de soutien viennois  s'est offusqué à haute voix de cette façon de faire, de cette manière de balancer un verdict implacable qui va sceller l'avenir d'un homme, puis de repartir en rasant les murs… Tout le monde était debout, sonné et incrédule.

L'avocat a dû courir après la Présidente pour lui demander une autorisation pour qu'Adlène Hicheur puisse embrasser son père et ses frères, ce qui fut fait avant que les gendarmes ne reconduisent Adlène en cellule. Nous sommes restés de longues minutes à attendre que quelque chose se passe, à espérer au fond de nous-même que la Présidente revienne et dise que non, finalement il était acquitté… mais non bien sûr... le jugement était là, implacable, irrévocable (sauf appel) et incompréhensible.

Curieusement l'énoncé de ce verdict tranchait singulièrement avec celui de l'affaire précédente : 5 jeunes comparaissant pour une affaire de violence, le verdict fut énoncé de manière forte et claire, le Président s'assurant que l'interprète avait pu traduire et que les jeunes avaient bien compris. C'était un peu comme si le verdict de l'affaire Hicheur était tellement honteux, qu'il fallait juste le chuchoter et vite prendre la fuite...

Comme je l'ai dit dans l'article concernant les audiences des 29 et 30 mars, je n'ai rien entendu de convaincant dans l'énoncé des charges reprochées à Adlène Hicheur, en tout cas rien de prouvé, pas même l'identité de son interlocuteur sur les forums. Moi qui croyait que justement la justice ne s'appuyait que sur des faits, que le travail des enquêteurs consistait à amener des preuves et que toutes les assertions ne reposant pas sur des éléments établis étaient nulles et non avenues et enfin que le doute devait bénéficier à l'accusé. Je pense que si je n'avais pas assisté à ce procès, si je n'avais pas entendu de mes oreilles les élucubrations scabreuses basées sur  une série d'hypothèses non vérifiées afin de tailler un costume de coupable à Adlène Hicheur,  j'aurais eu au fond de moi un doute en me disant que la justice française ne pouvait pas condamner sans preuve ou sans au minimum quelques éléments solides permettant de se forger une intime conviction.

Aujourd'hui, je sais qu'il est possible d'arrêter quelqu'un en France, de lui faire subir 96 heures d'interrogatoire sans sommeil, alors que cette personne souffre physiquement et que le médecin lui prescrit des médicaments de plus en plus forts pour le faire tenir... Je sais aussi qu'il est possible de détenir quelqu'un pendant 30 mois sans qu'aucun élément sérieux ne justifie cette détention. Enfin, je sais qu'il est possible de construire un dossier uniquement à charge, de bourrer celui-ci d'éléments non prouvés, d'erreurs grossières, d'hypothèses scabreuses et finalement de faire condamner quelqu'un à des années de prisons.

Ce jugement je ne le comprends pas, je le comprends encore moins quand je lis le paragraphe suivant :

"Au cours des débats d'audience, Adlène HICHEUR a employé plusieurs fois le terme d'"humiliation" et l’on sent, à travers les messages de cet homme intelligent et fier, la douleur d’appartenir à un peuple qui a effectivement été colonisé pendant deux siècles par des représentants de son pays d’accueil et d’adoption ainsi que la difficulté à surmonter cette antinomie. Le Tribunal ne peut de même ignorer qu’Adlène Hicheur est né à Séfif, ville de triste mémoire, ce qui n’a pu que renforcer son sentiment d’injustice, d’humiliation devant le sort réservé à ses pères"

Cet argument qui sort de nulle part est présenté comme un élément à décharge valant l'année de sursis, alors  qu'au contraire il accable en tentant de donner une explication à un délit qui n'a jamais été démontré au cours du procès. Les juges se donnent ainsi probablement bonne conscience… Grand bien leur fasse !

Vous qui me lisez, prenez garde à vos écrits, prenez garde à vos courriels, et finalement prenez garde à vos pensées. Une justice d'exception a été instaurée en France et elle a tout pouvoir.

Dominique Boutigny

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