dimanche 28 octobre 2012

Quand la gravitation nous fait voir double

Prédit dès 1937 par Fritz Zwicky comme une conséquence de la théorie de la relativité générale, le phénomène de lentille ou de mirage gravitationnel a été effectivement observé pour la première fois en 1979 par les astronomes Dennis Walsh, Bob Carswell, and Ray Weyman sur des images obtenues  sur un télescope de 2.1 m de l'observatoire Kitt Peak. Il s'agissait de l'image d'un quasar nommé SBS 0957+561 dédoublée par l'effet gravitationnel d'une galaxie située en avant plan.

L'explication du phénomène fait intervenir la relativité générale, mais peut-être illustrée de manière simple ; 
Illustration du phénomène de lentille gravitationnelle - Source NASA
un objet très massif telle qu'une galaxie, courbe l'espace-temps. Les rayons lumineux provenant d'un objet situé en arrière-plan suivent cette courbure de telle façon qu'un observateur situé sur la ligne de visé verra une ou plusieurs images déformées et amplifiées de l'objet en question. La galaxie se comporte alors comme le ferait une lentille située sur le trajet des rayons lumineux.

Au-delà de l'aspect spectaculaire de cet effet qui illustre de façon flagrante et non ambiguë une conséquence de la relativité générale, il est possible de tirer profit des lentilles gravitationnelles pour étudier des objets invisibles autrement ou pour mesurer des paramètres cosmologiques.

Mirages gravitationnels observés par Hubble

Si on observe l'univers de manière suffisamment profonde, on se rend compte que les distorsions gravitationnelles sont omniprésentes, bien que parfois très peu marquées. Les images des galaxies lointaines sont distordues par de multiples déformations de l'espace-temps associées à la matière située en avant-plan. L'effet gravitationnel est qualifié de "faible", on parle alors de "weak lensing" ou de cisaillement gravitationnel. Une analyse statistique des déformations permet par exemple de dresser des cartes de la distribution de matière visible et invisible  dans les régions du ciel observées. Il s'agit d'un outil très puissant puisqu'il permet de cartographier la matière sombre sans la voir (évidemment !) et  sans avoir à faire d'hypothèse s sur sa nature.

L'effet de lentille gravitationnelle peut également être "fort", dans ce cas on observera un objet particulier (galaxie, quasar, etc…) amplifié, déformé et dédoublé. Ce type de phénomène est rare car il requière que l'observateur, la masse "défléchissante" et l'astre observé soit pratiquement alignés., de plus il se manifeste surtout pour des astres peu lumineux car très éloignés car cela maximise les chances qu'un objet massif se trouve au bon endroit.

Avec les grands relevés astronomiques et notamment avec le Large Synoptic Survey Telescope(LSST) qui imagera de nombreuse fois chaque région du ciel au cours de ses dix ans de service il deviendra possible d'observer des effets de lentilles gravitationnelles forts sur des astres dont la luminosité varie rapidement avec le temps, par exemples des quasars ou des supernovæ. Dans le cas des supernovæ, on pourra alors observer l'apparition des images multiples décalées dans le temps. En effet, les chemins optiques correspondants aux multiples images (mirages) sont différents et il peut s'écouler quelques mois, voire quelques années entre l'apparition de deux images successives. Comme illustré ci-dessous, on pourra alors disposer d'une sorte de film montrant les apparitions et les disparations des différentes images de la supernovæ. 
"Film" de l'apparition des images successives d'une supernovæ par effet de lentille gravitationnel fort - Simulation réalisée dans le cadre du projet LSST - Source : http://www.lsst.org/files/docs/aas/2006/Kirkby.pdf 
Pour des supernovæ de type 1A dont la courbe de luminosité et le spectre sont bien connus, il sera possible de déterminer très précisément le décalage temporel entre les différentes images qui est lié à la "constante" de Hubble. Inversement, si la constante de Hubble est connue via d'autres méthodes, l'effet de lentille gravitationnelle fort donne des indications précises sur la distribution de la matière (normale et noire) constituant l'objet déflecteur. En 10 ans d'opération on estime que LSST devrait observer une grosse centaine de ces mirages gravitationnels de supernovæ  de type 1A.

vendredi 19 octobre 2012

Le Large Synoptic Survey Telescope (LSST)


Une, deux, trois, quatre… cinquante-six, cinquante-sept … quatre-vingt-dix-neuf, CENT... s'exclame l'enfant qui pointe les étoiles avec son doigt et tente de les compter … toutes ! De tout temps, les Hommes ont ressenti le besoin de compter les astres, de les répertorier, de les classer… le simple fait de les rassembler dans des constellations était déjà une manière de créer un catalogue.  Au fil du temps et avec l'aide de l'évolution technologique les catalogues ont pris de l'ampleur ; étoiles, astéroïdes, comètes, galaxies, quasars, supernovæ… les répertoires contiennent au minimum les coordonnées astronomiques des astres, mais peuvent aussi être enrichis d'autres informations telles que la couleur, le spectre, le décalage vers le rouge, la dimension angulaire où autres paramètres caractérisant la forme des galaxies, etc.

La plupart des grands télescopes sont des instruments mis à la disposition de la communauté des astronomes qui proposent des projets d'observation dans un but scientifique donné et qui obtiennent pour cela, plus ou moins de temps d'instrument. Les observations ne se font évidemment pas l'œil rivé à l'oculaire, mais avec des caméras CDD, des spectrographes, ou autres instruments qui délivrent des données qu'ils convient de traiter afin de pouvoir en extraire des informations pertinentes.

D'autres télescopes fonctionnent d'une manière différente, ils  exécutent des relevés systématiques (surveys en anglais) d'une portion ou de la totalité du ciel visible depuis l'endroit où ils se trouvent. En jouant sur le temps de pose, ils peuvent également faire des relevés en profondeurs (deep sky surveys) en augmentant les temps de pose afin d'observer les galaxies les plus ténues dans un champ donné. Afin d'être efficace dans ces relevés, il convient d'utiliser des instruments offrant un très grand champ, c’est-à-dire capable de photographier la plus grande fraction du ciel possible à chaque pose.

Dès 1949, le télescope Samuel Oschin au Mont Palomar entamait le premier grand relevé, nommé  "National Geographic Society- Palomar Observatory Sky Survey " ou NGS-POSS. Terminé en 1958, il servit, au moins partiellement à la constitution de nombreux catalogues. Le télescope Samuel Oschin était conçu avec une formule optique dite de Schmidt offrant un très large champ.

Par la suite plusieurs grand relevé eurent lieu, comme par exemple le Digitized Sky Survey (DSS) achevé en 1994 ou encore le Sloan Digital Sky Survey (SDSS) commencé en 2000 et dont la troisième passe s'achèvera en 2014. L'instrument BOSS (Baryonic Oscillation Spectroscopic Survey) complète les informations enregistrées par SDSS avec des relevés spectroscopiques qui ont notamment servis à la mise en évidence des Oscillations Acoustiques Baryoniques (BAO), phénomène fournissant un étalon standard de longueur à l'échelle cosmique, très pratique pour étudier l'évolution du taux d'expansion de l'univers en fonction de son âge.

L'idéal pour les astrophysiciens est de disposer d'un instrument capable de photographier la plus grande fraction possible du ciel pour être exhaustif, le plus rapidement possible afin de détecter et de suivre les phénomènes transitoire et le plus profondément possible afin d'observer les galaxies les plus lointaines, donc les plus âgées. Le projet LSST (Large Synoptic Survey Telescope) est conçu pour satisfaire au mieux tout ces critères.
Le télescope LSST tel qu'il sera installé sur le Cerro Pachòn. La forme du bâtiment a été optimisé pour limiter les turbulences
Le télescope LSST, sera  installé sur le Cerro Pachón au nord du Chili, site disposant de conditions atmosphériques exceptionnelles avec un seeing moyen de 0.67 secondes d'arc et 80% des nuits propices à l'observation. Le télescope de 8.4 mètres de diamètre est conçu autour d'une formule optique à trois miroirs, dite "Paul Baker" de rapport f/d (distance focale divisée par le diamètre du miroir) égal à 1.23 qui procure une luminosité exceptionnelle à l'instrument.

Le télescope LSST
Le plan focal du télescope sera instrumentée à l'aide d'une caméra pesant la bagatelle de 2.8 tonnes et composée de 189  plaques de capteurs CCD représentant un total de 3.2 milliards de pixels. Elle permettra de couvrir un champ de 9.62 deg2 lors de chaque prise de vue. Elle sera couplée à un système capable de positionner six filtres permettant de sélectionner des bandes de longueurs d'onde situées dans  la gamme comprise entre 320 nm (ultraviolet) et 1080 nm (infrarouge). Chaque filtre présente un diamètre de 76 cm et pèse entre 30 et 44 kg ! Outre les 189 CCD principaux, la caméra est dotée de quatre séries de CCD disposés sur la  périphérie du plan focal et destinés à l'alignement et au contrôle du front d'onde.  L'ensemble caméra + filtres + électronique de lecture est un objet extrêmement pointu du point de vue technologique et représente un véritable défi de conception et de réalisation.
La caméra du projet LSST

  • La séquence de fonctionnement du télescope sera la suivante :
  • Pose de 15 s
  • Positionnement de l'obturateur durant 1 s
  • Lecture des CCD durant 2 s
  • Nouvelle pose de 15 s
  • Positionnement de l'obturateur durant 1 s
  • Lecture des CCD durant 2 s
  • Positionnement du télescope sur une nouvelle zone (proche) durant 5 s

Cette séquence de fonctionnement est répétée à longueur de nuits, éventuellement interrompue par un changement de filtre qui dure environ 2 minutes. Avec une telle cadence et un tel champ, il n'était pas envisageable de faire de la spectroscopie, les six filtres fournissent toutefois suffisamment d'informations pour caractériser les objets observés par photométrie, c’est-à-dire en exploitant l'intensité lumineuse enregistrée par les CCD au travers de chaque filtre.

Les  capteurs CCD délivrent un signal codé sur 16 bits ce qui engendre un flux de données d'environ 15 To par nuit d'observation. Le système de traitement "en ligne " des données permettra de délivrer des alertes sur des phénomènes intéressants avec un délai de seulement 60 secondes. Le traitement "en profondeur" des données CCD sera effectué par deux grand centre de traitement de données ; le National Center for Supercomputing Application (NCSA) à Urbana-Champaign dans l'Illinois et le Centre de Calcul de l'Institut National de Physique Nucléaire et de Physiquedes Particules (CNRS / CC-IN2P3) en France à Villeurbanne.

Chaque portion du ciel sera observée un millier de fois durant les 10 ans de fonctionnement du projet, ceci permettra d'additionner les poses correspondantes et d'augmenter considérablement la profondeur des champs sondés. On passe ainsi d'une magnitude limite de 24.5 pour une pose unique (en fait deux poses de 15 secondes)  à une magnitude de 27.5 pour l'intégralité des champs observés au bout de dix ans.  Le résultat du traitement des images sera stocké dans un ensemble d'immenses bases de données occupant 30 Pétaoctets (30 milliards de Go) d'espace de stockage informatique.

Autant les alertes délivrées par le traitement "en ligne" que les catalogues des objets reconstruits seront mis à la disposition de la communauté scientifique ainsi que du grand public. Tout un programme de diffusion de la connaissance vers le grand public fait partie intégrante du projet LSST.

LSST entamera une phase de validation de deux ans à partir de 2018 et rentrera en pleine production dès 2020 pour un fonctionnement quasiment continu pendant 10 ans. Le champ scientifique délivré par LSST est extrêmement vaste, il s'étend depuis la recherche d'astéroïdes géo-croiseurs jusqu'à l'étude des grandes structures de l'univers et de l'énergie noire en passant par les  détections et les mesures de supernovæ.

Liens :
Le site du projet LSST (en anglais) : http://www.lsst.org/lsst/ voir notamment la galerie photo