samedi 31 mars 2012

Adlène Hicheur et les lois d'exception


Les 29 et 30 mars derniers avait lieu le procès d'Adlène Hicheur à la 14ème chambre correctionnelle de Paris. Je connais bien Adlène pour l'avoir côtoyé et même avoir partagé son bureau à Annecy pendant un an et demi alors qu'il terminait sa thèse de physique des particules portant sur l'expérience BaBar.

Adlène Hicheur était jugé pour "association de malfaiteurs en vue de préparer des actes terroristes". On lui reproche notamment d'avoir eu une activité sur Internet sur des forums islamistes radicaux et d'avoir échangé des messages mentionnant des projets  d'actes terroristes avec une personne identifiée par les enquêteurs comme étant un membre actif d'Al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI).  Il lui est également reproché d'avoir préparé et peut-être effectué des transferts de fonds visant à financer des activités terroristes.


Beaucoup de choses plus ou moins exactes ont été rapportées dans la presse, je n'y reviendrai pas dans cette note, il me semble par contre plus important d'exprimer mon ressenti personnel à l'issue de ces deux jours d'audience et de poser la question sur les limites de la justice et du droit d'un état à arrêter et juger quelqu'un sur la base de la conviction que celui-ci est sur le point de basculer dans le terrorisme actif.


C'était la première fois que je mettais les pieds dans un tribunal, l'atmosphère est curieuse, on sent tout de suite le côté suranné d'un lieu qui fait plus penser à un monument historique qu'à l'endroit où le futur des prévenus va se jouer, avec à la clé la liberté ou des années de détention. L'accueil est toutefois cordial; j'imaginais être embêté avec mon gros sac contenant mon ordinateur, mon iPad, mon téléphone, ma batterie de rechange, divers câbles informatiques, appareil photo et autres… Mais non ! rien ! juste des gendarmes aimables qui renseignent les gens perdus dans ce labyrinthe.

L'entrée de la salle d'audience était bloquée par une haie de journalistes, caméras, micros, etc. L'affaire Hicheur, dont peu de personne s'était inquiété pendant ses 30 mois (oui 30 !) de détention provisoire, était donc devenue médiatique suite à la coïncidence temporelle avec l'affaire Merah. La salle ne comptant qu'une cinquantaine de places, les  gendarmes filtraient l'entrée ; priorité aux journalistes et à la famille, puis aux comités de soutien. Là encore, j'ai vu des gendarmes courtois faisant de leur mieux pour placer le maximum de personnes dans la salle. Tout au long des deux jours d'audience, ça n'a d'ailleurs été que des allées et venues incessantes, les gens rentrant et sortant et se relayant sur des bancs au confort plutôt sommaire.

Une partie de l'assistance était constituée par le Comité Viennois de Soutien à Adlène Hicheur,  composé de la famille, des amis, des connaissances proches d'Adlène Hicheur. Franchement mesdames et messieurs les Viennois, durant ces deux jours, vous avez été impressionnants, on sentait la solidarité, la sympathie, le soutien sans faille derrière Adlène Hicheur et sa famille. Quelque chose de positif s'est dégagé de votre présence et je suis certain que cela aura une influence sur la décision des juges. 

Sur la forme :
Ce qui m'a le plus interpellé a été l'énorme décalage entre une affaire qui a pour cadre Internet, les forums et les technologies de l'information et l'incompétence de la Présidente en matière d'informatique. Par exemple, la Présidente a systématiquement prononcé Wahou à la place de Yahoo quand il s'agissait des adresses mails; elle parlera paraît-il aussi, car je n'avais pas réussi à décoder ce qu'elle disait, de fichiers "weuld" au lieu de Word. Ceci veut dire que cette dame ne manipule pas du tout l'informatique. Comment peut-elle se rendre compte si telle ou telle manipulation sur un ordinateur ou sur le net a un sens ou non ? Si l'on peut admettre qu'un juge n'ait pas cette compétence, il est par contre inadmissible de voir des erreurs du même genre dans le dossier d'instruction. Par exemple, il y a eu une confusion systématique entre des paiements par cartes de crédit via Paypal et l'utilisation de comptes Paypal. C'est tout de même grave ! Puisque l'accusation a tenté d'utiliser cela pour démontrer qu'il y avait eu des transferts de fonds à l'étranger via ce moyen.

De même, le dossier d'instruction indique que des fichiers étaient stockés et compressés dans un dossier avec "un système de cryptage particulièrement difficile à décoder". Traduction : il y avait des fichiers dans un dossier compressé avec Winrar et protégé par un mot de passe ! Ce point est d'ailleurs intéressant car un certain nombre de mails reprochés à Adlène Hicheur ont été encodés avec un logiciel de cryptographie (je n'ai pas réussi à comprendre lequel) et ont été apparemment décodés très vite. Il y a donc là un décalage avec la soit-disant difficulté de décoder un dossier Winrar ! Mon avis est que les mails ont été décodés par les services secrets américains (ce point a d'ailleurs été brièvement mentionné par l'un des avocats lors de l'audience), probablement avant l'arrestation d'Adlène Hicheur, ce qui laisse penser que les dits services secrets américains disposent de moyens considérables, ou bien qu'ils ont accès à des backdoors dans les logiciels de cryptage public. Mais est-ce vraiment une surprise ?

Dernier exemple : le dossier d'instruction ne fait pas de distinction entre des mails échangés et des traces de surf (je suppose des fichiers du cache du navigateur) retrouvés sur le disque dur !

Tout cela est hallucinant, peut-on vraiment penser que les enquêteurs soient ignares à ce point des techniques informatiques. Peut-on penser qu'un soit-disant terroriste ne prenne pas plus de précautions en utilisant des relais pour cacher ses connexions ou en utilisant un système d'exploitation virtuel pour effacer de son ordinateur toute trace de navigation. Adlène Hicheur avait sans conteste le bagage intellectuel pour mettre en œuvre ces parades s'il avait vraiment voulu se cacher.

Tout au long du procès, le décalage entre le monde Internet d'Adlène Hicheur et le monde paperassier de la justice a été particulièrement flagrant. L'accusation reproche par exemple à  Adlène Hicheur d'avoir fait des traductions au profit d'AQMI. Celui-ci répond qu'il y avait des reporters virtuels sur les forums et que ceux-ci traduisaient du matériel recueilli en divers endroits, dont des textes émanant d'AQMI… La notion de reporters virtuels est bien entendu un concept qui échappe à la Présidente...

Sur le fond :
Pour moi, toute la partie concernant le montage financier scabreux que la DCRI a tenté d'édifier  pour étayer le fait qu'il y avait bien eu passage à l'acte, ne tient pas une seconde. De même l'identification du pseudo Phoenix Shadow avec Mustapha Debchi, soit disant activiste d'AQMI, est bien faible. Je n'ai pas vu le moindre début de preuve et quand bien même Mustapha Debchi existerait, il est encore moins établi qu'Adlène Hicheur savait qui il était.

Que reste t-il donc de l'affaire ? Le contenu de quelques mails est clairement embarrassant, la teneur de certains propos laisse penser qu'il y a eu, à un moment au moins, une tentation de supporter l'action violente. Mais quelle est la limite entre le délit et la liberté de penser ? Particulièrement choquant à mon avis est le fait de revenir par trois fois au cours de l'audience sur le contenu d'un fichier contenant des propos très contestables (c'est mon avis) mais qui n'a jamais été envoyé. Ne peut-on admettre qu'un disque dur puisse contenir des documents de nature personnelle et destinés à alimenter sa propre réflexion ?
Dans la mesure où il n'y a pas passage à l'acte, chacun a le droit d'avoir ses pensées intimes, aussi violentes soient-elles. Ne peut-on considérer qu'un écrit personnel, un fichier, puisse être le prolongement de cet intime sans que cela ne soit répréhensible ?

De même, dans quelle mesure des échanges de mails peuvent-il être condamnés pénalement s'ils ne se concrétisent pas ? Est-il acceptable de maintenir quelqu'un en détention durant 30 mois sans jugement et sans qu'aucun fait nouveau ne vienne appuyer ce maintien en prison. Rappelons-le, dans cette affaire, il y a un seul prévenu et pas le début d'un commencement de preuve que quelque chose de concret ait jamais existé. Certes un état de droit doit se protéger du terrorisme, mais à quel prix ? Et surtout quelle est la limite ? Continuons un peu plus dans cette direction, et sous peu il deviendra répréhensible de critiquer l'ordre établi. Les lois d'exception que nous auront acceptées pour "notre bien" nous ferons alors sortir de cet état de droit que nous pensions justement protéger.

Le procureur a requis  6 ans de prison. Le jugement sera rendu le 4 mai.

Dominique Boutigny

Liens:



mercredi 28 mars 2012

Peter Higgs … dans ATLAS et CMS … avec le détecteur de muons …

Dans cette note, je vais tenter d'expliquer simplement comment les physicien(ne)s procèdent concrètement pour mettre en évidence une nouvelle particule telle que le bosonde Higgs à partir de l'enregistrement de milliards de collisions enregistrées dans des détecteurs géants tels que ceux qui sont installés sur le collisionneur LHC au CERN. Nous allons voir que cette recherche s'apparente une enquête minutieuse, digne du Cluedo, dans laquelle la collecte d'indices conduira à débusquer le suspect, même si ce dernier est bien caché.


Le premier élément à prendre en compte est qu'on ne cherche pas au hasard. Une particule, même inconnue doit suivre des lois précises. Par exemple nous ne sommes pas  certains que le boson de Higgs existe, mais s'il existe et qu'il est standard, son taux de production et ses modes de désintégrations sont parfaitement calculable dans le cadre d'une théorie (lemodèle standard de la physique des particules dans ce cas), le seul paramètre libre étant sa masse.  De même, dans les extensions du modèle standard telles que la Supersymétrie par exemple, il existe également des bosons de Higgs dont des caractéristiques sont connues.

Les détecteurs de particules ne peuvent pas détecter directement un Higgs, celui-ci a une durée de vie bien trop brève pour laisser la moindre trace directe. Par contre le Higgs  peut être produit conjointement avec d'autres particules et surtout il va se désintégrer de diverses façons en donnant des particules suffisamment stables pour pouvoir interagir avec les détecteurs.

Les grands détecteurs tels que ATLAS et CMS sont constitués d'un assemblage de sous-détecteurs spécialisés. Par exemple, nous allons trouver des détecteurs de traces chargées capable d'enregistrer l'ionisation engendrée par le passage d'une particule dans un milieu détecteurs (gaz ou silicium suivant les cas). Ces sous-détecteurs sont généralement placés à proximité du point de collision des faisceaux. Si de plus on associe un champ magnétique aux détecteurs de traces, il va être possible de distinguer les particules chargées positivement des particules chargées négativement. Le champ magnétique va également permettre de mesurer le rayon de courbure des traces  et ainsi d'estimer l'impulsion des particules.

En allant de l'intérieur du détecteur vers l'extérieur, après le sous-détecteur de traces, on trouve normalement des calorimètres, c’est-à-dire des appareils capables d'arrêter les particules incidentes et de mesurer l'énergie qu'elles déposent. En jouant sur l'épaisseur et sur le matériau qui le compose, le calorimètre pourra soit stopper et mesurer  des particules électromagnétiques peu pénétrantes (photons et électrons) soit des hadrons beaucoup plus pénétrants (pions, kaons, protons, neutrons…). On trouve donc généralement deux calorimètres, le premier électromagnétique et le second hadronique. Ceux-ci sont en principe segmentés afin de fournir une information sur la position de la particule lors de son impact.

À la sortie du calorimètre hadronique toutes les particules ont été arrêtées sauf les muons qui sont encore plus pénétrants et qui peuvent survivre à la traversé de deux mètres de fer. Quelques plans de détecteurs de traces supplémentaires permettront de localiser le passage de ces muons et de mesurer leur impulsion.

Avec tous ces sous-détecteurs, identifier une particule revient à faire un petit jeu de déduction :
  • La particule laisse une trace dans le détecteur de traces central, elle est donc chargée. Sa charge positive ou négative, est donnée par le sens de sa courbure dans le champ magnétique.
  • Elle interagit peu dans le calorimètre électromagnétique et laisse un gros dépôt d'énergie dans le calorimètre hadronique, c'est donc un hadron chargé. 
  • Si par contre la particule ne laisse aucune trace dans le détecteur central, mais dépose beaucoup d'énergie dans le calorimètre électromagnétique, il s'agit très probablement d'un photon.
  • Si la particule est chargée (trace dans le détecteur central), qu'elle traverse les deux calorimètres en laissant peu d'énergie et qu'elle est détectée dans les détecteurs de traces externes, c'est qu'il s'agit d'un muon.
Et ainsi de suite…

Il est même possible de détecter l'indétectable neutrino en utilisant le fait que l'énergie doit être conservée ; si le bilan énergétique  des particules détectées laisse un déficit dans une région du détecteur, cela veut dire qu'une particule n'interagissant pas ou très peu avec la matière est passée par là. Il peut s'agir d'un neutrino ou bien d'une particule plus exotique non encore découverte, telle l'hypothétique neutralino, (particule supersymétrique pouvant expliquer la matière noire).

Les informations des détecteurs ne sont pas directement exploitables, il s'agit généralement de signaux électriques (Volts, Ampères ou Coulombs) provenant d'une multitude de canaux de lecture, qu'il convient d'enregistrer, de corriger en appliquant des paramètres d'étalonnage et finalement de convertir en grandeurs physiques (quadrivecteurs énergie-impulsion). Ce traitement se fait via de grands centres informatiques distribués au niveau mondial qui s'échangent les données via des réseaux à très haut débit (c'est le concept de grille de calcul). Les quantités de données à traiter sont énormes ; par exemple le LHC produit environ 15 Pétaoctets de données par an, soit 15 millions de Gigaoctets !

La réponse des détecteurs au passage d'une particule n'est pas uniforme. Afin de corriger les biais instrumentaux, on procède à une  modélisation très détaillée des détecteurs en utilisant des techniques de simulation dites de Monte-Carlo. Le moindre élément des appareillages (matériaux détecteurs, supports mécaniques, boulons, etc.) est modélisé. Ce travail très consommateur de temps de calcul est indispensable afin d'appliquer des corrections aux mesures et de remonter aux processus physiques initiaux de façon non biaisée.

Une fois les collisions reconstruites et converties en un ensemble de données compréhensibles par le physicien de base,  celui-ci procède à des analyses dans le but d'essayer de mettre en évidence tel ou tel phénomène. Pour cela on dispose donc des caractéristiques des particules reconstruites (type, énergie, direction de vol), on peut regarder en détail la zone d'interaction et mettre en évidence des désintégrations secondaires (appelées vertex) signes de l'existence éphémère de particules de courtes durées de vie. On peut aussi identifier des jets de particules, signatures de la matérialisation de quarks ou de gluons.  On regarde encore les flux d'énergie dans les différentes zones du détecteur afin de détecter d'éventuels déséquilibres et ainsi de traquer les particules n'interagissant pas ou peu avec la matière.

En résumé lorsque l'on recherche un phénomène, on essaye de mettre en évidence une topologie particulière. Par exemple, comme illustrée par l'image ci-dessous,l'une des signatures du Higgs est l'émission de quatre muons de grandes impulsions. On cherchera donc quatre traces dans les détecteurs externes.   Il s'agit là d'une signature particulièrement simple. Malheureusement la probabilité (on dit section efficace en physique des particules) est bien trop faible pour que le physicien s'en contente et il faut rechercher d'autres topologies plus complexes telles que le Higgs se désintégrant en deux photons ou encore en une paire de W, ceux-ci donnant deux leptons (électrons ou muons) et deux neutrinos indétectés.
Une collision proton-proton enregistrée dans le détecteur CMS au CERN et présentant toutes les caractéristiques de la désintégration d'un bosonsde Higgs mais pouvant tout aussi bien être due à du bruit de fond.  Source : CERN - CMS.
Chacun des signaux recherchés est dilué dans un bruit de fond plus ou moins important. Par exemple pour le Higgs en deux photons, il existe des quantités de phénomènes physiques qui engendrent des photons, la combinaison de tout ceux-ci va donc donner un bruit de fond combinatoire duquel aura bien du mal à émerger un signal.

Le travail du physicien analyste consiste dans un premier temps à trouver un ensemble de critères permettant de maximiser le signal recherché et de minimiser le bruit de fond. Ce travail d'optimisation se fait généralement en utilisant massivement des logiciels de simulation. Les collisions sont ensuite triées pour sélectionner celles qui ressemblent le plus à la topologie recherchée. À partir des collisions sélectionnées on tente alors de mettre en évidence le signal à l'aide de méthodes statistiques sophistiquées qui tirent parti de toutes les informations disponibles en combinant au besoin plusieurs modes de production ou de désintégration de la particule recherchée. C'est ainsi que l'on aboutit à des graphiques du genre de ceux qui ont été montrés par les collaborations ATLAS et CMS à la fin de l'année 2011 et qui semblent indiquer un excès de signal dans une région de masse de Higgs autour de 125 GeV.

La courbe en pointillée représente la mesure attendue avec une physique standard et en l'absence d'un signal de Higgs. Les bandes  verte et jaune indiquent les zones s'écartant de respectivement un et deux écarts standards de la prédiction et les points correspondent aux données. Toute la région se trouvant en dessous du trait horizontal pointillé, correspond à la zone de sensibilité à un éventuel signal de Higgs. L'excès observé par ATLAS et vu indépendamment par CMS est le petit intervalle dans la zone de sensibilité pour lequel les points de mesure sont au dessus de la bande jaune. Il est clair qu'avec de tels graphes statistiques, on perd aisément le sens physique de la mesure, mais c'est le prix à payer pour tirer le maximum d'information des données.
Résultat présenté par la collaboration ATLAS le 13/12/2011 au CERN et montrant une déviation non encore statistiquement significative dans la région de masse autour de 125 GeV