Une récente retrouvaille avec un collègue Chinois, devenus patron d'un grand laboratoire à Pékin m'a fait m'interroger sur le rôle de la science et les relations entre les scientifiques durant la guerre froide. En effet, ce collègue que j'ai bien connu vers 1985 au CERN était alors postdoc au MIT ! Étonnant n'est ce pas ? Ceci veut dire qu'en pleine guerre froide, les américains formaient de jeunes chinois dans les plus prestigieuses universités, ce n'était même pas du détournement de cerveaux ("brain drain") puisque la plupart de ces jeunes sont retournés en Chine où ils exercent de hautes fonctions. A l'inverse, cela veut dire qu'à cette époque la Chine acceptait que ces étudiants les plus prometteurs s'expatrient à l'ouest.
Ce n'est pas le seul exemple, il suffit de regarder les conditions dans lesquelles le CERN a été créé pour comprendre qu'il y avait une politique délibérée, calculée et très ambigüe de la part des États-Unis vis-à-vis de la recherche en physique nucléaire. Comme le rapporte François de Rose, c'est juste après la deuxième guerre mondiale que de grands physiciens tels que Robert Oppenheimer ont réalisé que la recherche fondamentale dans le domaine du nucléaire (la physique des particules n'étaient pas encore une discipline distincte) allait requérir des moyens considérables hors de porté de la plupart des pays. Parallèlement, il était indispensable de faire en sorte que l'Europe se relève rapidement de la guerre et fasse obstacle à l'avancée du communisme et bien sûr d'éviter que les esprits les plus brillants ne passent à l'est. C'est en 1951, lors d'une conférence de l'UNESCO que le Physicien prix Nobel américain Isidore Rabi défendit l'idée de créer le Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire. Cette idée plut beaucoup à Robert Schuman, alors ministre du gouvernement français et considéré comme l'un des pères de l'Europe.
Les américains ont fait très fort en poussant l'idée que le CERN devait travailler de la manière la plus ouverte possible, sans secret et avec pour règle de base de publier tous les résultats obtenus. Cet apparent humanisme peut peut-être s'expliquer plus cyniquement lorsque l'on sait qu'à la même époque, bon nombre de physiciens américains étaient mobilisés pour la mise au point de la bombe H et qu'il était nécessaire de maintenir malgré tout, la recherche fondamentale au plus haut niveau. C'est là, la thèse que soutien John Krige et qui me semble pleine de bon sens.
Le CERN fut officiellement créé en 1954, son premier directeur fut Félix Bloch physicien, prix Nobel, d'origine Suisse et naturalisé américain.
La transparence du CERN vis-à-vis de ses recherches est un fait incontestable et cela reste aujourd'hui un grand principe de base. L'ouverture internationale a également toujours été une réalité. Lorsque je préparais ma thèse en 84-86 il m'arrivait fréquemment de passer les "shifts" dans la salle d'acquisition en compagnie de chinois, de russes et d'américains. Tout ce petit monde bossait ensemble et il n'y a avait aucune trace de défiance. J'ai même croisé une physicienne américaine qui tenait des discours teintés de communisme, c'est dire !
Le CERN n'était pas le seul point singulier en cette période. De l'autre côté de l'Atlantique, le Stanford Linear Accelerator Center (SLAC) ouvre ses portes en 1962. SLAC est un très haut lieu de la physique des particules et s'est distingué avec plusieurs découvertes qui ont donné lieu à 3 prix Nobel. Le premier directeur de SLAC; Wolfgang K.H. Panofsky dit "Pief", fut un acteur du projet Manhattan. Réalisant l'horreur des bombardements sur Hiroshima et Nagasaki, il œuvra le reste de sa vie pour la paix et le désarmement.
Dès 1972 Panofsky recevait une délégation chinoise à SLAC , ces derniers souhaitant démarrer des activités de recherche fondamentale en physiques des particules. Mais bien plus que la Chine, c'est avec des instituts soviétiques que des relations étroites se sont établies, Panofsky devenant même ami avec le physicien russe spécialiste des accélérateurs Gersh Itskovich Budker. Il y eu une très longue et très étroite collaboration entre SLAC et Akademgorodok, la ville scientifique située à côté de Novosibirsk. L'Institut de Physique Nucléaire, renommé plus tard Institut Budker mit au point en 1961 le premier collisionneur à électron: VEP-1. SLAC étant également spécialiste des accélérateurs d'électrons, on comprend qu'il y avait une vraie motivation scientifique pour ces collaborations.
Pief Panofsky a participé au projet Manhattan, a discuté plusieurs fois avec Eisenhower, est devenu conseiller de Kennedy, a rencontré Andrej Sakharov en 1972 à Moscou, a milité sans relâche pour la paix et le désarmement tout en étant directeur d'un des plus prestigieux centre de recherche des États-Unis. On voit bien que les relations entre la science et la politique sont complexes et que même durant les périodes les plus troubles de la guerre froide, le rideau de fer n'empêchait pas totalement les scientifiques de collaborer.
Je conseille la lecture de l'interview de Panofsky ici. La photo ci dessous montre Panofsky en compagnie de son ami Budker à Novosibirsk en 1975. Elle est extraite du site suivant: http://www.slac.stanford.edu/history/images.shtml
C'est passionnant, merci pour le sourire de ce soir!
RépondreSupprimer(je pense à l'américaine aux discours communistes).
Des histoires comme ca nous (j'en) raffole.
Effectivement, jolie histoire.
RépondreSupprimerJe me demande d'ailleurs s'il n'y aurait pas là matière à un joli scénario...