Cet article est le
deuxième d'une série commencée ici.
Les physicien(ne)s
ne manquent pas d'idées, il y a dans les esprits tout un tas de projets plus ou
moins embryonnaires, plus ou moins farfelus, afin de mesurer telle ou telle
grandeur qui pourrait confirmer ou infirmer telle ou telle théorie.
Le déclic vient
souvent d'une idée brillante. Dans le cas des collaborations BaBar au SLAC (USA) et Belle au KEK (Japon), l'idée de génie, proposée par Pier Oddone a été
d'imaginer un collisionneur possédant deux faisceaux d'énergies différentes.
Cette asymétrie permettait de donner une impulsion aux particules créées lors
des collisions ce qui permit de mettre évidence et de mesurer le phénomène de violation de la symétrie CP
dans le secteur des quarks beaux (ou quarks b). De même, la découverte des
bosons électrofaibles W et Z n'a été possible que suite à l'idée de CarloRubbia de transformer l'accélérateur SPS du CERN en collisionneur proton--anti-proton, transformation possible uniquement grâce à une autre idée géniale
signée Simon van der Meer qui permettait
de créer des faisceaux intenses d'anti-protons. Le vrai génie n'est d'ailleurs
souvent pas l'idée elle-même, mais la capacité de la personne qui l'a eu, de la
développer jusqu'au bout et d'arriver à la concrétiser.
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Un physicien travaille à l'intérieur du détecteur BaBar au SLAC |
Lorsque la
construction d'une machine est décidée et que les financements sont à peu près
acquis il convient de former des collaborations qui vont proposer des
détecteurs et un programme précis de physique. Les proto-collaborations sont
souvent issues d'un groupe de personnes se connaissant et travaillant depuis
longtemps sur une thématique donnée. Elles vont s'enrichir peu à peu de
nouveaux collaborateurs jusqu'à devenir viables. S'ensuit une phase
passionnante de réflexion, de bouillonnement d'idées afin d'imaginer le
meilleur détecteur possible qui soit adapté aux contraintes de l'accélérateur.
Cette première phase est menée sans trop s'inquiéter des contraintes
budgétaires. On dessine, on réalise des simulations plus ou moins sophistiquées
pour vérifier l'intérêt de tel ou tel choix, on discute beaucoup, on s'empaille
parfois… et on aboutit à une première ébauche du détecteur idéal avec souvent
plusieurs options pour chaque élément. Arrive alors le moment de chiffrer le
coût de l'ensemble et de comparer au budget alloué. Généralement le premier jet
est trop cher par un bon facteur 2 ou 3. Il faut alors faire des compromis,
estimer la dégradation des performances si l'on fait plus petit, moins précis,
moins segmenté... moins bien…
À l'issue de cette
phase, on a un (ou plusieurs) détecteurs acceptables budgétairement mais
possédant encore pas mal d'options, toutes âprement défendues par leurs
concepteurs. Dans le cas où plusieurs détecteurs doivent être construits (comme
au LHC par exemple), on incite parfois deux ou trois collaborations à se réunir
et à proposer un projet commun. Ce sont souvent des périodes difficiles, chaque
collaboration tentant de faire valoir l'intérêt de sa propre approche, les
choix sont difficiles et les déceptions sont nombreuses.
Parfois on voit
émerger des idées assez étonnantes, par exemple lors des réflexions sur les
détecteurs LHC, Carlo Rubbia avait proposé de réaliser une énorme boule de fer
entourée de plans de détection de particules chargées. L'idée était d'absorber
toutes les particules produites dans les collisions et de ne détecter que les
muons, seuls capables de traverser la boule de fer. En recherchant des
topologies avec quatre muons il aurait été possible d'identifier certaines
désintégrations du boson de Higgs.
Il arrive que
certains éléments des détecteurs soient très performants sur le papier mais que
l'on ne sache pas les fabriquer… Ce fut notamment le cas pour le LHC ou au
moment où les collaborations se sont formées, on ne savait pas fabriquer
d'électronique suffisamment rapide pour suivre le taux de croisement des
faisceaux (25 ns entre les paquets de protons). Il faut alors lancer tout un
programme de recherches et développements (R&D en abrégé) afin de réaliser
les percées technologiques qui permettront de fabriquer les éléments en
question. C'est à ce moment qu'ont lieu des transferts de technologie de la recherche vers l'industrie et vice
versa. Par exemple à la fin des années 90, l'électronique des expériences sur
le LHC a grandement bénéficié des développements autour des circuits de
télévision haute définition. Inversement l'industrie des matériaux composites a
profité de R&D effectuées au moment du LEP et on pourrait citer bien
d'autres exemples de ce genre.
Chaque étape est
documentée dans des rapports : les participants aux proto-collaborations
signent une expression d'intérêt (EOI), c'est la phase où la future
collaboration compte ses forces. Les premières idées sur le design des
expériences figurent dans une lettre d'intention (LOI) document de deux à trois
cents pages contenant déjà une description relativement détaillée des
différents éléments et des options.
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L'un des TDR de l'expérience ATLAS |
La dernière phase est formalisée dans un ou
plusieurs rapports techniques ou Technical Design Reports (TDR), il s'agit là
d'une description très détaillée de l'ensemble du détecteur, de l'électronique,
du système d'acquisition, de l'informatique de traitement des données, etc. Ces
TDR peuvent facilement compter un millier de pages. En parallèle la
collaboration écrit aussi un document très complet sur l'ensemble de la
physique accessible au détecteur. Chaque sujet de physique est étudié en détail
et les performances du détecteur et des techniques d'analyse sont
minutieusement évaluées afin d'estimer la sensibilité du détecteur à tel ou tel
canal de physique. Ici encore on parle de documents de plusieurs centaines,
voire d'un millier de pages. La rédaction et le contrôle de la qualité de tous
ces documents nécessitent une organisation sans faille de la collaboration afin
de faire travailler en cohérence des centaines de physiciens et d'ingénieurs.
Toutes les étapes
sont évaluées par des comités de revue internationaux dont les membres sont
sélectionnés pour leurs connaissances et leur sens critique. Les agences de
financement s'appuient sur les rapports pour débloquer les fonds et une
mauvaise évaluation lors d'une revue entraine souvent une révision complète des
projets et des équipes.
Avant de se lancer
dans la construction proprement dite, l'ensemble du projet est segmenté dans
des milliers de tâches individuelles qui doivent s'articuler les unes par
rapport aux autres. On appelle cela en anglais : un WBS pour « Work
Breakdown Structure ». Le WBS permet aussi d'estimer le temps nécessaire à
la réalisation des tâches et d'identifier des chemins critiques, c’est-à-dire
des ensembles de tâches dont la réalisation va avoir un impact global sur le
temps de construction du détecteur. Inutile de dire que les chemins critiques
sont scrutés et surveillés comme le lait sur le feu, puisque tout retard sur un
élément entrainera un retard global pour la collaboration.
Avec le WBS, chaque
laboratoire ou institut participant prend en charge un ensemble de tâches de
construction en fonction de ses compétences, de ses centres d'intérêt et des financement
qu'il apporte. Il faudra alors que tout soit parfaitement coordonné pour que les
milliers d'éléments s'assemblent pour former le détecteur final.
À suivre...